DE LA NECESSAIRE REAPPROPRIATION DES SCIENCES ECONOMIQUES ET SOCIALES PAR LES CITOYENS
--> Les équilibres sociaux, économiques et écologiques.
Du même auteur que
Tozeur,
ravagée par le tourisme.
A vous de vous faire une opinion.
Dans les sociétés traditionnelles
et avant la révolution industrielle, les acteurs sociaux étaient, le plus souvent,
organisés en autosubsistance. Ils développaient entre eux des solidarités que
Durkheim n’avait pas hésité à qualifier de mécaniques
[1] . Le groupe s’imposait à l’individu et les relations étaient
principalement tournées vers la reproduction collective.
L’humain en situation déployait des stratégies
de survie centrées sur les besoins du groupe. Chacun trouvait en lui, ou plus
encore autour de lui, les solutions à ses besoins de base. Bien évidemment,
il devenait hors de question de penser à faire émerger des besoins qui allaient
rester insatisfaits. L’économie était au service du groupe, la demande s’imposait
à l’offre, et la raison à la rationalité. En effet, la production protégeait
les fragiles équilibres sociaux et écologiques :
- Les équilibres sociaux.
Quelque soit sa productivité chacun trouvait une place dans le processus de
production-consommation. Lors des semences ou des récoltes les besoins de
main d’œuvre étaient tels que les enfants, les anciens, les handicapés étaient
intégrés au groupe productif. La force du lien social était l’atout central
des sociétés préindustrielles. Sans chercher à magnifier ces sociétés, il
faut reconnaître que la cohésion apparaissait comme l’issue obligatoire d’une
société humaine fragilisée. On pouvait parler de pauvreté mais ces populations
connaissaient une richesse sociale, relationnelle non négligeable [2] . A ce niveau, on peut affirmer
qu’aujourd’hui l’individualisme s’impose comme le luxe des sociétés nanties.
S’il devient nécessaire de redynamiser la citoyenneté, de retisser le lien
social en délitement, cela ne peut se faire sans fouiller dans l’histoire
des acteurs sociaux.
- Les équilibres écologiques.
Dans les sociétés préindustrielles, l’humain fait partie
de son milieu naturel. Il est un des éléments vivants qui le relie à son environnement
écologique. La phronésis au sens d’Aristote ou la raison s’impose comme
la philosophie centrale de la relation de l’humain à la nature
[3] . A ce niveau, l’écologie n’est pas une science mais une pratique
quotidienne. La terre est un bien collectif, et sa pollution une hérésie.
Pour la survie de l’espèce humaine, la bioéconomie
[4] centrée sur les équilibres écologiques devra à terme s’imposer
à la poursuite effrénée de la croissance. Du même coup, la décroissance
[5] s’impose comme l’objectif à atteindre pour retrouver les équilibres
écologiques et sociaux de la planète.
Dans les faits, durant la période
préindustrielle, l’homositus [6] présentait la particularité de
développer des savoirs collectifs inspirés de la pratique des anciens. L’économie
était souvent non monétaire et pouvait se définir à l’intérieur du lien production-consommation.
En tant que science plurielle, elle s’exprimait pleinement dans la sphère domestique
et réciprocitaire [7] .
Le marché n’était qu’un des éléments structurant de cette société
[8] .
Par ailleurs, la pratique permanente
et naturelle du don contre-don [9] permettait au groupe de se construire
autour des valeurs de solidarité, de fraternité… Bien plus qu’une science autonome,
l’économie était une pratique intégrée au cœur des sciences humaines. Karl Polanyi
[10] parle même d’enchâssement de l’économique et du social.
Avec la révolution industrielle,
vont progressivement se développer et s’imposer le salariat et la spécialisation
des activités productives. D’ailleurs, selon Adam Smith
[11] , la division du travail doit permettre une progression rapide
de la productivité et pousser les nations vers la richesse. Mais de quelle richesse
parle-t-on ? La richesse n’est-elle que matérielle ?
Oui à en croire les indicateurs
qui permettent encore de mesurer la richesse des Nations. Le PIB ou le PNB sont
en effet des instruments quantitatifs qui enregistrent les évolutions des valeurs
ajoutées et ne tiennent pas compte des productions qualitatives. Il y a peu,
un débat s’est engagé autour du rapport Viveret
[12] et de l’utilité sociale des associations [13] . La production
de biens serait-elle plus importante que la production de lien ?
C’est, en effet, le constat que
l’on peut faire aujourd’hui. En conséquence, l’économie se désenchâsse du social.
Elle s’émancipe des sciences humaines. Cette profonde mutation va tourner le
dos à des siècles de survie et de mise en situation des acteurs sociaux sur
la planète. L’efficience rationnelle s’impose à l’efficacité raisonnable et
la logique du profit de court terme
[14] aux fragiles équilibres sociaux et écologiques. L’économie
se définira alors, comme la science des choix rationnels et va emprunter aux
mathématiques la logique implacable de la rationalité modélisée. Cela se fera
sous le sceau de la science, car les économistes vont emprunter un discours
expert qui va éloigner les citoyens d’une matière et d’une pratique qui leur
est propre.
Lorsque les individus vont commencer
à se désintéresser des questions de société et du débat sur l’organisation économique,
on rentrera alors dans l’économisme
[15] . En effet, les économistes vont imposer des représentations
du monde modélisées en fonction des paramètres rationnels de l’homoéconomicus.
Soutenus par le pouvoir en place, ils affirment leur emprise en éteignant tout
débat derrière le diktat de la science. La pensée néo-classique impose progressivement
une mathématique ou une physique économique et sociale hors de tout lien avec
le réel. Ils ont transformé l’économie en une science hors sol incapable d’apporter
une réponse aux légitimes questions existentielles de la population. L’expertise
s’est alors transformée en expertisme
[16] tout en confisquant au citoyen le soin de penser son présent
et bien évidemment son futur. La mondialisation n’a fait qu’accélérer ce processus
de domination idéologique tout en bouleversant les alliances dans un prolongement
soi-disant incontournable. Il n’y a pas eu de véritable débat. La mondialisation
était l’évidence, il n’était pas opportun d’en discuter.
Or, il est grand temps aujourd’hui
de réintroduire l’incertitude et les questions de fond dans le débat démocratique.
Ce dernier est, en effet, réduit à sa plus simple expression, l’essentiel ne
se discute plus. Les grandes décisions ne sont plus soumises au débat populaire.
Les solutions proposées en amont sont toujours présentées comme l’évidence et
ne sont jamais l’émanation d’un véritable débat démocratique. Nous avons un
besoin imminent d’une prise de parole collective sur les enjeux de ce monde.
Pour cela, le citoyen ne doit pas abandonner aux experts le débat sur les questions
qui le concerne. Il doit rester maître d’œuvre de ses choix en toute connaissance
de causes.
L’économie se serait-elle substituée
à la politique et au social ? Le pouvoir dominant lui aurait-il accordé
une rente de situation où elle pourrait s’imposer en amont aux autres sciences
humaines ? Les superstructures sociales ne pourraient alors qu’accepter
les choix opérés dans la sphère économique.
Or, dans le même temps, le marché
s’impose progressivement comme le paradigme dominant. L’omnimarchandisation
[17] des activités sociales est la particularité de notre société
en ce début de millénaire. Elle participe de la déstructuration des fragiles
équilibres sociaux et écologiques. Elle a même réussi la colonisation des esprits
et l’institutionnalisation de la domination [18] . En effet, il
faut bien le constater, la filière s’est inversée
[19] , l’offre s’impose aujourd’hui à la demande. L’économie n’est
plus au service de la société. Elle n’est plus un moyen de satisfaire les besoins
de la collectivité mais une fin. Développant par là même une philosophie et
des stratégies désenchâssées de la réalité sociale. A ce niveau le rôle des
médias a été prépondérant [20] . Ils ont imposé progressivement
ce modèle comme le seul capable d’assurer la survie des populations de la planète.
Et cela, tout en sous-estimant que cette évolution assurait la richesse matérielle
d’une minorité au détriment de la misère d’une majorité d’humains. L’objectif
affiché est, maintenant, de fabriquer des gagnants, comme si un gagnant n’était
pas, par définition un producteur de perdants. En mettant en avant cette attitude
de combat permanent de chacun contre tous, les économistes ont enfermé les acteurs
sociaux dans un puissant déterminisme.
Si d’autres mondes sont possibles
ce sera au citoyen émancipé de les imposer.
Claude LLENA
Septembre 2004
Enseignant chercheur en sciences sociales
Responsable du pôle de Sciences Humaines et Sociales
Ecole Polytechnique Universitaire
Montpellier