Les seules personnes qui pensent que l'agriculture biologique peut nourrir le monde sont des hippies à l'imagination délirante, des mères hystériques et des agriculteurs biologiques arrogants. Vrai ?
[Article de la revue "Etat de la planète", par Brian Halweil,
original accessible ici]
En réalité, non. Un bon nombre de dirigeants de l’industrie agricole, de scientifiques spécialisés dans l’environnement et dans l’agriculture et d’experts agricoles internationaux pensent qu’une transition à grande échelle vers l’agriculture biologique permettrait non seulement d’augmenter l’approvisionnement alimentaire mondial mais serait peut-être même la seule manière d’éradiquer la famine.
Cela peut paraît surprenant. Après tout, les agriculteurs biologiques rejettent les pesticides, les engrais synthétiques et les autres outils devenus synonymes d’agriculture à haut-rendement. Au lieu de cela, ils dépendent de l’élevage pour avoir du fumier et doivent faire pousser des haricots, du trèfle ou d’autres légumes fixateurs d’azote et fabriquer du compost ou d’autres formes d’engrais qui ne peuvent être produits dans des usines chimiques mais qui doivent être cultivés - et qui consomment donc de la terre, de l’eau et d’autres ressources. (La production d’engrais chimiques nécessite elle des quantités importantes de pétrole.) Dans la mesure où les agriculteurs biologiques s’interdisent l’utilisation de pesticides synthétiques, on peut penser que leurs cultures sont dévorées par des hordes d’insectes, leurs fruits frappés par la pourriture brune des cabosses et leurs plantes étouffées par les mauvaises herbes. De plus, comme l’agriculture biologique nécessite une rotation des cultures pour aider à contrôler les parasites, on ne peut cultiver aussi souvent dans le même champ du blé du maïs ou tout autre produit.
En conséquence, nous dit-on, dans un monde dépendant de l’agriculture biologique, on devra cultiver plus de terres qu’aujourd’hui - même si cela signifie moins de pollution, moins d’animaux de ferme maltraités et moins de résidus cancérigènes dans nos légumes. « Nous n’allons pas nourrir 6 milliards d’êtres humains avec des engrais biologiques » a déclaré Norman Borlaug, phytogénéticien et prix Nobel, lors d’une conférence en 2002. « Si nous essayons de le faire, nous abattrons la majorité de nos forêts et beaucoup de ces terres ne seront productives que sur une courte période. » Le chimiste de Cambridge John Emsley le dit de manière plus abrupte : « La plus grande catastrophe à laquelle la race humaine pourrait faire face durant ce siècle n’est pas le réchauffement planétaire mais une conversion planétaire à ‘l’agriculture biologique’ - environ 2 milliards de personnes en mourraient. »
Ces dernières années, l’agriculture biologique a attiré une plus grande attention, pas seulement de la part des critiques qui craignent que son adoption à grande échelle ne conduise des milliards de personnes à la famine, mais aussi de la part des agriculteurs et des agences de développement qui pensent qu’une telle transition pourrait être bénéfique pour les populations affamées. Malheureusement, à ce jour, personne n’avait cherché à établir par une analyse systématique si une transition généralisée vers l’agriculture biologique se heurterait au manque de nutriments et à une production insuffisante. Les résultats sont saisissants.
Haute technologie, faibles impacts
De nombreuses études menées de par le monde montrent en réalité que les fermes biologiques peuvent produire autant, et dans certains cas beaucoup plus que les fermes conventionnelles. Quand il y a des différences de rendement, elles ont tendance à être plus importantes dans les pays industrialisés, où les agriculteurs utilisent de grandes quantités d’engrais synthétiques et de pesticides dans leurs incessantes tentatives d’augmenter la production. Il est vrai que les agriculteurs qui se dirigent vers une production biologique ont souvent un rendement moins élevé les premières années, le temps que le sol et la biodiversité alentour récupèrent après des années d’assauts chimiques. Plusieurs saisons peuvent être également nécessaires pour qu’un agriculteur affine cette nouvelle approche.
Le vieil argument selon lequel le rendement de l’agriculture biologique représente un tiers ou la moitié du rendement de l’agriculture traditionnelle est basé sur des hypothèses biaisées et un manque d’information. Par exemple, la statistique souvent citée selon laquelle une transition vers l’agriculture biologique aux Etats-Unis ne permettrait de produire qu’un quart de la nourriture produite actuellement est basée sur une étude du Département américain de l’agriculture montrant que tout le fumier des Etats-unis ne pourrait couvrir qu’un quart des besoins en engrais du pays - même si l’agriculture biologique ne dépend pas que du fumier.
Ces arguments sont contredits par des recherches poussées. Par exemple, une étude récente menée par des scientifiques de l’Institut de recherche pour l’agriculture biologique en Suisse a montré que les fermes biologiques avaient un rendement inférieur de seulement 20% aux fermes conventionnelles sur une période de 21 ans. En passant en revue plus de 200 études menées aux Etats-Unis et en Europe, Per Pinstrup Andersen (professeur à Cornell et gagnant du World Food Prize) et ses collègues sont arrivés à la conclusion que le rendement de l’agriculture biologique arrive environ à 80% du rendement de l’agriculture conventionnelle. Beaucoup d’études montrent une différence encore moins marquée. Analysant les informations de 154 saisons de croissance sur diverses cultures, arrosées par la pluie ou irriguées, Bill Liebhardt, scientifique agricole de l’Université de Californie à Davis, a découvert que la production de maïs biologique atteignait 94% de celle de la production conventionnelle, celle de blé biologique 97% et celle de soja biologique 94%. La production de tomate biologique quant à elle égalait la production conventionnelle.
Plus important encore, dans les pays les plus pauvres où se concentrent les problèmes de famine, la différence de rendement disparaît complètement. Les chercheurs de l’Université d’Essex Jules Pretty et Rachel Hine ont étudié plus de 200 projets agricoles dans les pays en voie de développement et ont découvert que pour l’ensemble de ces projets - ce qui inclut 9 millions de fermes sur près de 30 millions d’hectares - le rendement augmentait en moyenne de 93%. Une étude sur sept ans portant sur 1000 fermiers cultivant 3.200 hectares dans le district de Maikaal, dans le centre de l’Inde, établit que la production moyenne de coton, de blé et de piment était jusqu’à 20% plus élevée dans les fermes biologiques que dans les fermes conventionnelles de la région. Les agriculteurs et les scientifiques agricoles attribuent les rendements plus hauts dans cette région sèche aux cultures de couverture, au compost, au fumier et à d’autres pratiques qui augmentent la matière organique (qui aide à retenir l’eau) dans les sols. Une étude menée au Kenya a démontré que si la production de maïs biologique était moins élevée que la production conventionnelle dans les « zones à fort potentiel » (avec des précipitations au-dessus de la moyenne et une meilleure qualité de sol), dans les régions plus pauvres en ressources, en revanche, la production des agriculteurs biologiques dépassait systématiquement celle des agriculteurs conventionnels. (Dans les deux régions, les agriculteurs biologiques obtiennent des bénéfices nets, un revenu du capital et une rémunération du travail plus élevés).
Contrairement aux critiques qui affirment qu’il s’agit d’un retour à l’agriculture de nos grands-parents ou que la majeure partie de l’agriculture africaine est déjà biologique, que cela ne peut pas fonctionner, l’agriculture biologique est une combinaison sophistiquée de sagesse ancienne et d’innovations écologiques modernes qui permettent d’aider à maîtriser les effets générateurs de rendement des cycles nutritifs, les insectes bénéfiques et la synergie des cultures. Elle dépend énormément de la technologie - et pas seulement de la technologie issue des usines chimiques.
Des fermes à haut contenu énergétique
Nous pourrions donc nous passer des usines chimiques ? Inspiré par une mission de terrain dans la ferme biologique d’un agriculteur de la région qui affirmait avoir récolté la quantité incroyable de 26 tonnes de légumes sur six dixièmes d’hectares dans une période végétative relativement courte, une équipe de scientifiques de l’université du Michigan a essayé d’estimer la quantité de nourriture qui pourrait être récoltée après une transition mondiale vers l’agriculture biologique. L’équipe a passé au peigne fin toutes les études comparant le rendement des fermes biologiques et celui des fermes conventionnelles. En se basant sur 293 exemples, elle a établi un ensemble de données globales sur le taux de rendement des cultures mondiales les plus importantes dans les pays développés et les pays en voie de développement. Comme prévu, le rendement de l’agriculture biologique s’est révélé inférieur à celui de l’agriculture conventionnelle pour la majorité des catégories de cultures dans les pays riches, alors que les études menées dans les pays en voie de développement ont montré que l’agriculture biologique améliorait le rendement. Les scientifiques ont ensuite lancé deux modèles. Le premier conservateur, dans le sens où il appliquait le taux de rendement des pays développés à la planète entière, autrement dit, selon ce modèle, toutes les fermes, où qu’elles soient, obtiendrait uniquement les rendements les plus faibles des pays développés. Le second appliquait le taux de rendement des pays développés aux pays riches et leur propre taux de rendement aux pays en voie de développement.
« Nous avons tous été surpris par les résultats, » a expliqué Catherine Badgley, paléoécologiste du Michigan qui a co-dirigé les recherches. Le premier modèle donnait un rendement de 2641 kilocalories (« calories ») par personne et par jour, juste en dessous de la production mondiale annuelle de 2786 calories mais sensiblement au-dessus des besoins caloriques moyens d’une personne en bonne santé, compris entre 2200 et 2500. Le second modèle donnait un rendement de 4831 calories par personne par jour, 75% de plus que la production actuelle - une quantité qui pourrait théoriquement faire vivre une population humaine beaucoup plus grande que celle soutenue actuellement par les terres cultivées. (Cela calme également une autre inquiétude à propos de l’agriculture biologique ; voir encadré ci-contre.)
L’intérêt de l’équipe pour ce sujet a été en partie motivé par l’inquiétude créée par une transition à grande échelle vers l’agriculture biologique qui nécessiterait le défrichement de davantage de zones sauvages afin de compenser les rendements moins élevés - un problème certain pour des scientifiques comme Badgley qui étudie la biodiversité présente et passée. Le seul problème de cet argument, affirme-t-elle, est que la majeure partie de la biodiversité mondiale se trouve à proximité des terres cultivées et que cela ne changera pas de sitôt. « Si nous essayons simplement de maintenir des îlots de biodiversité dans le monde, nous en perdrons la plus grande partie » explique-t-elle. « Il est très important de créer des zones favorables à la biodiversité entre ces îles. Si ces zones sont des champs gorgés de pesticides, ce sera une catastrophe pour la biodiversité, particulièrement sous les tropiques. La biodiversité mondiale bénéficierait d’un changement d’agriculture à grande échelle. »
Assez d’azote ?
En plus d’étudier le rendement, les scientifiques de l’Université du Michigan se sont également intéressés à l’hypothèse répandue selon laquelle il n’y aurait pas suffisamment de sources d’azote non synthétique - compost, fumier et débris végétaux - disponibles dans le monde pour soutenir une agriculture biologique à grande échelle. Par exemple, dans son livre Enriching the Earth : Fritz Haber, Carl Bosh, and the Transformation of World Food Production, Vaclav Smil affirme qu’environ deux tiers de la production alimentaire mondiale dépendent du procédé Haber-Bosch, une technique développée au début du 20ème siècle pour synthétiser des engrais ammoniaqués à partir de combustibles fossiles. (Smil admet avoir largement ignoré la contribution des plantes fixatrices d’azote et être parti du principe que certaines d’entre elles, comme le soja, étaient des consommatrices net d’azote, même s’il fait remarquer lui-même que la moitié en moyenne des engrais appliqués dans le monde se perd et ne profite pas aux plantes.) La plupart des gens qui ne croient pas que l’agriculture biologique puisse nourrir le monde se focalisent sur la quantité de fumier - et donc proportionnellement de pâturage et de têtes de bétails - nécessaire pour produire de l’engrais pour toutes les fermes biologiques de la planète. « Le problème de l’azote est différent selon les régions », affirme Don Lotter, un consultant agricole qui a beaucoup écrit à propos de l’agriculture biologique et de ses besoins en nutriments. « Mais on trouve beaucoup plus d’azote sous forme d’engrais vert que sous forme d’engrais animal. »
En analysant 77 études menées dans les zones tempérées et sous les tropiques, l’équipe du Michigan a conclu qu’une utilisation plus grande des plantes fixatrices d’azote dans les principales régions agricoles pourrait permettre d’obtenir 58 millions de tonnes d’azote de plus que la quantité d’azote synthétique actuellement utilisée chaque année. Des recherches menées à l’Institut Rodale en Pennsylvanie ont montré que le trèfle violet, utilisé comme couvre-sol d’hiver dans une rotation avoine/blé - maïs - soja, sans ajouts d’engrais, permettait d’obtenir un rendement comparable à celui des champs cultivés de manière conventionnelle. Même dans les régions tropicales arides et semi-arides comme en Afrique de l’Est, où les disponibilités en eau sont limitées entre les périodes de culture, on peut utiliser pour fixer l’azote des engrais verts résistants à la sécheresse tels que les pois cajan ou le voandzou. Dans l’Etat de Washington, des cultivateurs de blé biologique ont rivalisé avec la production de leurs voisins non biologiques en utilisant la même rotation de pois fourragers pour obtenir de l’azote. Au Kenya, l’utilisation de légumineuses a permis à des fermiers de doubler ou de tripler leur production de maïs tout en éliminant certaines mauvaises herbes tenaces et en générant plus de fourrage pour les animaux.
Les résultats de l’étude menée par les scientifiques du Michigan permettent de penser qu’il ne sera pas nécessaire de défricher plus de terres pour obtenir suffisamment d’azote de manière naturelle et cela sans même avoir recours aux cultures intercalaires (plusieurs plantes cultivées en même temps dans le même champ), à la rotation entre bétail et cultures annuelles et l’inoculation dans le sol d’azotobacter, d’azospirillum et d’autres bactéries libres fixatrices d’azote.
L’équipe de Badgley s’est efforcée d’émettre des hypothèses aussi conservatrices que possible : la majorité des études utilisées ne prenait en compte le rendement que d’une seule récolte, même si de nombreuses fermes biologiques font pousser plus d’une culture à la fois dans un même champ, produisant plus de nourriture au total même si le rendement d’une culture, pris séparément, peut être moins élevé. Les sceptiques peuvent douter des conclusions de l’équipe - en tant qu’écologistes, ils sont probablement favorables à l’agriculture biologique - mais une deuxième étude récente sur le potentiel d’une transition mondiale vers l’agriculture biologique, menée par Niels Halberg, de l’Institut danois de sciences agricoles, est arrivée à des conclusions très semblables, bien que ses auteurs soient des économistes, des agronomes et des experts en développement international.
Comme l’équipe du Michigan, le groupe de Halberg a émis une hypothèse à propos des différences de rendement de l’agriculture biologique pour un certain nombre de cultures puis appliqué à celles-ci un modèle développé par l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires de la Banque Mondiale (IFPRI). Ce modèle est considéré comme l’algorithme le plus abouti pour prévoir la production alimentaire, le revenu des fermes et le nombre de personnes qui souffriront de la faim à travers le monde. Etant donné l’intérêt croissant des consommateurs, des gouvernements et des scientifiques agricoles pour l’agriculture biologique, les chercheurs ont voulu évaluer si une conversion à grande échelle à l’agriculture biologique en Europe et en Amérique du Nord (les deux régions exportatrices de nourriture les plus importantes dans le monde) ferait diminuer la production, augmenter les prix alimentaires mondiaux ou empirer les problèmes de famine dans les pays les plus pauvres dépendant des importations, particulièrement pour les gens vivant dans les mégapoles en pleine expansion du tiers-monde. Même si le groupe est arrivé à la conclusion que la production de nourriture déclinerait en Europe et en Amérique du Nord, ce modèle ne semblait pas avoir d’impact important sur les prix au niveau mondial. Comme il partait du principe, à l’instar de l’étude menée par les chercheurs du Michigan, que l’agriculture biologique augmenterait la production en Afrique, en Asie et en Amérique Latine, dans le scénario le plus optimiste, même l’Afrique Subsaharienne, actuellement affamée, pouvait exporter un surplus alimentaire.
« L’agriculture biologique moderne non certifiée est une approche potentiellement durable du développement agricole dans les zones qui ont un faible rendement à cause d’un accès restreint aux intrants ou d’un mauvais potentiel, elle implique moins de risques économiques qu’une agriculture basée sur l’achat d’intrants et peut augmenter le niveau de résilience face aux fluctuations climatiques », a conclu l’équipe d’Halberg. En d’autres termes, les études de terrain montrent que l’augmentation de la production due au passage à l’agriculture biologique est plus importante et consistante justement dans les régions pauvres, isolées et frappées par la sécheresse, où les problèmes de famine sont les plus graves. « L’agriculture biologique pourrait grandement contribuer à améliorer la sécurité alimentaire en Afrique Subsaharienne » affirme Halberg.
Il y a cependant d’autres problèmes à surmonter. « Beaucoup de recherches s’efforcent de mettre fin aux préjugés » explique Halberg - comme l’idée selon laquelle l’agriculture biologique serait un luxe que les pays les plus pauvres ne peuvent pas s’offrir. « Je voudrais détruire cette idée une fois pour toute. Les deux parties sont simplement trop éloignées l’un de l’autre et ils ignorent les réalités du système alimentaire mondial. » Même si une transition vers l’agriculture biologique peut augmenter la production dans les pays africains et asiatiques les plus affamés, selon ce modèle, presque un milliard d’individus souffrira encore de la faim dans la mesure où tous les excédents seront simplement exportés vers les régions qui auront les moyens de les payer.
Mauvaise question ?
Ces conclusions sur le rendement ne sont pas une surprise pour beaucoup d’agriculteurs biologiques. Ils ont vu de leurs propres yeux et senti de leurs propres mains à quel point ils pouvaient être productifs. Pourtant, certains partisans de l’agriculture biologique évitent même de se demander s’ils peuvent nourrir le monde, simplement parce qu’ils ne pensent pas que ce soit la question la plus utile. Il y a de bonnes raisons de croire qu’une transition vers l’agriculture biologique ne sera pas aussi simple que d’entrer des taux de rendement sur une feuille de calcul.
Pour commencer, l’agriculture biologique n’est pas aussi facile que celle qui fait appel aux produits chimiques. Au lieu de choisir un pesticide pour prévenir l’invasion d’un parasite, par exemple, un agriculteur biologique peut envisager de changer la rotation de ses cultures, de cultiver une plante qui éloignera les nuisibles ou attirera ses prédateurs - des décisions qui demandent une certaine expérience et une planification à long terme. De plus, l’étude de l’IFPRI laisse entendre qu’une conversion à grande échelle à l’agriculture biologique pourrait nécessiter que la majorité de la production laitière et bovine « soit mieux intégrée à la rotation des céréales et aux autres cultures commerciales » pour optimiser l’utilisation du fumier. Ré-introduire des vaches sur une ou deux exploitations pour fertiliser le sol peut sembler facile, mais le faire à grande échelle serait un vrai défi - et il est plus rapide de déverser de l’ammoniaque sur les sols épuisés.
Une fois encore il ne s’agit que d’hypothèses dans la mesure où une transition mondiale vers l’agriculture biologique pourrait prendre des décennies. Les agriculteurs sont des gens travailleurs et ingénieux et ils font généralement face à tous les problèmes qui peuvent se présenter. Si l’on élimine les engrais azotés, de nombreux agriculteurs feront probablement paître des vaches dans leurs champs pour compenser. Si l’on supprime les fongicides, ils chercheront des variétés de plantes résistantes aux moisissures. A mesure que de plus en plus d’agriculteurs vont se mettre à cultiver de manière biologique, ils amélioreront leurs techniques. Les centres de recherches agricoles, les universités et les ministères de l’agriculture vont commencer à investir dans ce secteur - alors que, en partie parce qu’ils partent du principe que les agriculteurs biologiques ne joueront jamais un rôle important dans l’approvisionnement alimentaire mondial, ils la négligent actuellement.
Les problèmes liés à l’adoption des techniques biologiques ne semblent donc pas insurmontables. Mais ces problèmes ne méritent peut-être pas toute notre attention ; même si une conversion massive sur, disons, les deux prochaines décennies, augmente de manière importante la production alimentaire, il y a peu d’espoir que cela éradique la faim dans le monde. Le système alimentaire mondial peut être une créature complexe et imprévisible. Il est difficile d’anticiper comment l’expansion de la Chine en tant qu’importateur majeur de soja destiné à l’élevage pourrait, par exemple, affecter l’approvisionnement alimentaire ailleurs. (Cela provoquerait vraisemblablement une augmentation des prix alimentaires.) Ou comment la suppression des subventions agricoles dans les pays riches pourrait affecter les pays pauvres. (Cela augmenterait probablement leurs revenus agricoles et réduirait la faim dans le monde.) Est-ce qu’une consommation de viande moins importante dans le monde permettrait de produire plus de nourriture pour ceux qui ont faim ? (Certainement, mais est-ce qu’ils pourraient se payer cette nourriture ?) En d’autres termes, « l’agriculture biologique peut-elle nourrir la planète ? » n’est probablement pas la bonne question dans la mesure où nourrir la planète dépend plus de la politique et de l’économie que de n’importe quelle innovation technique.
« L’agriculture biologique peut-elle nourrir la planète est en effet une fausse question » explique Gene Kahn, agriculteur biologique de longue date qui a fondé l’entreprise d’aliments biologiques Cascadian Farms et qui est maintenant vice-président du développement durable pour General Mills. « La vraie question est : pouvons-nous nourrir la planète ? Point. Pouvons-nous remédier aux disparités en matière de nutrition ? » Kahn fait remarquer que la faible différence aujourd’hui entre le rendement de l’agriculture biologique et celui de l’agriculture conventionnelle ne serait pas un problème si les excédents alimentaires étaient redistribués.
L’agriculture biologique a cependant d’autres avantages qui sont trop nombreux pour être tous cités. Des études ont montré, par exemple, que les coûts « externes » de l’agriculture biologique - l’érosion, la pollution chimique de l’eau potable et la mort d’oiseaux et d’autres formes de vie sauvage - représentaient seulement un tiers de ceux de l’agriculture conventionnelle. Des enquêtes menées sur tous les continents montrent que les fermes biologiques abritent beaucoup plus d’espèces d’oiseaux, de plantes sauvages, d’insectes et d’autres espèces sauvages que les exploitations conventionnelles. Des tests menés par plusieurs gouvernements ont révélé que les aliments biologiques ne contenaient qu’une minuscule fraction des résidus de pesticides que l’on trouve dans les autres aliments et ne contenaient pas d’hormones de croissances, d’antibiotiques et autres additifs présents dans de nombreux aliments conventionnels. Il existe même des preuves que les aliments biologiques ont des niveaux considérablement plus élevés d’anti-oxydants bénéfiques pour la santé.
Il y a également des avantages sociaux. Parce qu’elle ne dépend pas d’intrants coûteux, l’agriculture biologique pourrait aider à faire pencher la balance en faveur des petits fermiers dans les pays frappés par la famine. Un rapport de 2002 de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture notait que « les systèmes biologiques peuvent permettre de doubler ou de tripler la productivité des systèmes traditionnels » dans les pays en voie de développement, mais indiquait que la comparaison à propos du rendement donnait une « image limitée, étroite et souvent trompeuse » dans la mesure où les fermiers de ces pays adoptent souvent les techniques d’agriculture biologique pour économiser de l’eau et de l’argent et réduire la variabilité du rendement dans des conditions extrêmes. Une étude plus récente du Fonds international de développement agricole a trouvé qu’à cause de son besoin en main-d’œuvre plus élevé, « l’agriculture biologique pouvait se révéler particulièrement efficace pour redistribuer les ressources dans les régions où la main-d’œuvre est sous-employée. Cela peut aider à contribuer à la stabilité rurale. »
Nourriture contre carburant
Parfois, lorsque les humains essayent de résoudre un problème, ils finissent par en créer un autre. L’approvisionnement alimentaire mondial est déjà soumis à une pression importante : plus de 800 millions de personnes souffrent de la faim chaque jour, la population mondiale continue d’augmenter et un nombre croissant de gens dans les pays en voie de développement adoptent un régime plus occidental, plus riche en viande, qui nécessite plus de grain et d’eau par calorie que leurs régimes traditionnels. Une nouvelle source de tension potentielle se fait aujourd’hui sentir : les inquiétudes à propos des changements climatiques poussent de plus en plus de nations à s’intéresser à la conversion des cultures en biocarburants comme alternative aux combustibles fossiles. Cette transition peut-elle soustraire des terres à la production alimentaire et aggraver encore davantage le problème de la faim dans le monde ?
Pour plusieurs raisons, certains analystes affirment que non, ou du moins pas dans un futur proche. Premièrement, ils soulignent que presque 40% de la production céréalière mondiale sert à nourrir le bétail, pas les humains, et que les prix mondiaux des céréales et des graines oléagineuses n’affectent pas toujours les prix de la nourriture pour les populations affamées, qui ne participent de toute façon généralement pas aux marchés officiels.
Deuxièmement, du moins jusqu’à aujourd’hui, la famine a eu pour causes principales des revenus et une distribution inadéquate plutôt qu’une pénurie absolue de nourriture. De ce point de vue, une économie basée sur les biocarburants pourrait en réalité aider à réduire la pauvreté, et donc la faim. Selon un rapport récent de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, une utilisation accrue des biocarburants pourrait permettre de diversifier les activités agricoles et forestières, d’attirer les investissements vers de nouvelles petites et moyennes entreprises et de les accroître dans la production agricole, augmentant ainsi les revenus des plus pauvres.
Troisièmement, dans l’avenir, les raffineries de biocarburants dépendront moins des cultures vivrières, et plus des déchets et des résidus organiques. Si l’on produit des biocarburants à partir de tiges de maïs, d’écorces de riz, de sciure de bois ou de papier usagé, il est peu probable que la production alimentaire en soit directement affectée. On peut également utiliser les herbes résistantes à la sécheresse, les arbres à croissance rapide et d’autres cultures énergétiques qui peuvent pousser sur des terres marginales inappropriées pour cultiver de la nourriture.
Néanmoins, avec une demande grandissante à la fois en nourriture et en carburant, le potentiel à long terme des biocarburants pourrait être limité par la priorité donnée à la production vivrière si l’on ne parvient pas à harmoniser les systèmes bioénergétiques et les systèmes alimentaires. Les évaluations les plus optimistes du potentiel à long terme des biocarburants présument que la production agricole continuera d’augmenter et que la population mondiale et la consommation de nourriture vont se stabiliser. Mais les hypothèses à propos de la population peuvent être fausses. Quant à la production, biologique ou autre, elle pourrait ne pas augmenter suffisamment si l’agriculture est menacée dans l’avenir par le déclin des nappes phréatiques ou une mauvaise gestion des sols.
La terre du milieu
On obtiendrait ces avantages même sans une conversion complète à une sorte d’utopie biologique. En fait, certains experts pensent qu’il serait plus prometteur et raisonnable d’adopter une position intermédiaire, où de plus en plus d’agriculteurs choisiraient les principes de l’agriculture biologique même s’ils n’en suivraient religieusement pas l’approche. Dans ce scénario, les fermiers pauvres et l’environnement y gagneraient. « L’agriculture biologique ne fera pas l’affaire » affirme Roland Bunch, un agent de vulgarisation agricole qui a travaillé pendant des dizaines d’années en Afrique et en Amérique et travaille maintenant avec COSECHA (Association of Consultants for a Sustainable, Ecological and People-Centered Agriculture ; L’association des consultants pour une agriculture soutenable, écologique et centrées sur les populations) au Honduras. Bunch sait par expérience que l’agriculture biologique peut permettre aux fermiers pauvres de produire davantage que l’agriculture conventionnelle. Mais il sait également que ces fermiers ne peuvent pas obtenir les prix forts payés ailleurs pour les produits biologiques et qu’ils sont souvent incapables, et peu désireux, d’assumer certains des coûts et des risques liés à un passage complet à l’agriculture biologique.
Bunch préconise plutôt une « voie du milieu » une éco-agriculture ou agriculture à faible niveau d’intrants qui utilise de nombreux principes de l’agriculture biologique et ne dépend des produits chimiques que pour une petite fraction. « Ces systèmes peuvent permettre aux petits cultivateurs de produire immédiatement deux ou trois fois ce qu’ils produisent actuellement » explique Bunch. « De plus, c’est intéressant pour les petits producteurs car le prix par unité produite est moins élevé. » En plus des gains immédiats au niveau de la production alimentaire, Bunch laisse entendre que les avantages environnementaux de cette voie du milieu seraient beaucoup plus grands qu’un passage total à l’agriculture biologique car « cinq à dix fois plus de petits cultivateurs l’adopteraient par unité de sol et par investissement consacré à la formation. Ils n’enlèvent pas la nourriture de la bouche de leurs enfants. Si cinq cultivateurs réduisent de moitié leur utilisation de produits chimiques, les effets bénéfiques sur l’environnement seront deux fois et demi plus grands que si un cultivateur passe complètement à l’agriculture biologique. »
Les agriculteurs qui se concentrent sur l’amélioration des sols, l’augmentation de la biodiversité ou qui incluent du bétail dans la rotation de leurs cultures n’excluent pas l’utilisation future de culture biotechnologiques, d’azote de synthèse ou d’autres innovations pouvant augmenter la production, en particulier dans les régions où les sols sont épuisés. « Au final, si nous faisons bien les choses, nous pourrons augmenter de manière importante la part du biologique dans les systèmes conventionnels » explique Don Lotter, consultant agricole. Comme Bunch, Lotter fait remarquer qu’en termes d’avantages économiques, environnementaux et de rendements, une telle approche « intégrée » dépasse souvent à la fois les approches strictement biologiques et celles utilisant les produits chimiques de manière intensive. Pourtant, Lotter n’est pas certain de l’occurrence prochaine d’une telle évolution dans la mesure où l’agriculture mondiale n’est pas vraiment orientée vers le biologique - ce qui pourrait être le vrai problème pour les populations pauvres et affamées. « Il y a des régions immenses en Afrique Subsaharienne et en Amérique du Sud où la révolution verte n’a eu aucun impact et n’en aura probablement pas sur la prochaine génération de cultivateurs » explique Niels Halberg, le scientifique Danois qui a dirigé l’étude du IFPRI. « Il semble que les mesures agro-écologiques dans certaines de ces régions ont un impact bénéfique sur le rendement et la sécurité alimentaire. Alors pourquoi ne pas les essayer sérieusement ? »
Brian Halweil est chercheur à l’Institut Worlwatch et l’auteur de Eat Here : Reclaiming Homegrown Pleasures in a Global Supermarket.