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«Le plus grave problème auquel nous soyons confrontés...»

NOUVEL OBS Semaine du jeudi 7 juillet 2005 - n°2122 - Dossier La vérité sur le réchauffement de la planète

Pour éviter un réchauffement catastrophique du climat, Tony Blair, qui préside la réunion du G8 du 6 au 8 juillet en Ecosse, voudrait rallier les Etats-Unis à une politique volontariste de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre. Mais la première puissance mondiale, qui avait refusé de signer le protocole de Kyoto (1997), continue de privilégier un traitement pragmatique et unilatéral de ce dossier brûlant. Explication

Le 6 juillet, le sommet du G8 s’est ouvert à Gleneagles, Ecosse, sous la présidence de la Grande-Bretagne et sous le signe de la vertu écologique. Les représentants des huit pays les plus industrialisés du monde (1) ont pu disposer de véhicules propres, roulant aux biocarburants ou au diesel à émissions réduites. Les hôtels d’accueil ont servi une cuisine à base de produits du commerce équitable. La totalité des émissions de dioxyde de carbone (CO2) résultant des réunions tenues pendant l’année de présidence britannique du G8 – transports aériens et locaux, fonctionnement des salles de conférences, des hôtels, etc. – a été évaluée à 4000 tonnes de CO2 qui seront compensées par un don de 50000 livres (74000 euros). Il servira à financer un projet de développement comportant des installations de chauffe-eau solaire et d’éclairage à basse consommation dans des habitations à faible loyer en Afrique du Sud. Ainsi le G8 ne devrait-il pas contribuer au réchauffement global.
Un gadget, ce «sommet vert»? Certainement pas dans l’esprit de Tony Blair, dont le conseiller scientifique sir David King écrivait l’année dernière dans la revue américaine «Science» (9 janvier 2004): «Le changement climatique est le plus grave problème auquel nous soyons confrontés aujourd’hui – avant même la menace du terrorisme.» Ce cri d’alarme ne relève pas de la simple rhétorique. Tony Blair a fait de la lutte contre le réchauffement planétaire l’une des deux priorités de la présidence britannique (l’autre étant le développement de l’Afrique). Il a lancé dans son pays une politique ambitieuse visant à réduire de 60% d’ici à 2050 les émissions de gaz à effet de serre par rapport au niveau de 1990. Cet objectif va au-delà des engagements pris par le Royaume-Uni dans le cadre du protocole de Kyoto. Ce dernier, ratifié par les grands pays industriels à l’exception des Etats-Unis et de l’Australie, impose en moyenne de revenir au niveau de 1990 pendant les cinq années 2008-2012 (les objectifs diffèrent selon les pays signataires). Même respecté, le protocole de Kyoto, en vigueur depuis le 16 février 2005, n’aurait qu’un impact négligeable sur l’environnement – son but est surtout d’amorcer un processus géopolitique. A l’inverse, la valeur de 60% choisie par la Grande-Bretagne, si elle était adoptée par toutes les nations du globe, correspondrait au seuil à partir duquel les spécialistes estiment qu’il devient possible de stabiliser la concentration de gaz à effet de serre et d’enrayer le réchauffement. Certes, le Royaume-Uni ne pèse que 2% des émissions mondiales, mais sa politique a valeur d’exemple.
Jamais un chef d’Etat d’un grand pays industriel n’a affirmé aussi nettement son souci de l’environnement. On ne peut donc pas douter de la volonté de Tony Blair de profiter de sa présidence du G8 pour tenter d’infléchir la position de George Bush, radicalement opposé au protocole de Kyoto. L’article de David King cité plus haut annonce déjà la couleur: «La stratégie actuelle de l’administration Bush repose largement sur les incitations du marché et les initiatives… Mais le marché ne peut pas à lui seul décider que la réduction des émissions est nécessaire, ni établir le cadre international dans lequel les acteurs se situent. Il faut une décision politique basée sur des preuves scientifiques solides, et le gouvernement du Royaume-Uni croit fermement que le moment de décider est venu.»
Bref, il s’agit de convaincre les Etats-Unis de revenir dans la négociation internationale, un enjeu qui tient en un chiffre: les Américains sont responsables de 20% des émissions de gaz à effet de serre dues à l’activité humaine. Mais, si convaincu soit-il, Tony Blair peut-il réussir? A Gleneagles, le Premier ministre britannique cumule la présidence du G8 et celle de l’Union européenne. Mais l’Europe se présente en ordre dispersé, encore sonnée par les non français et néerlandais et par l’échec du sommet du 16 juin. Dans ces conditions, on peut douter que la seule volonté du Premier ministre britannique suffise à faire plier le président américain.
Même un échec pourrait cependant n’être que relatif. L’histoire de la négociation internationale sur le climat a ressemblé, depuis 1988, à une succession de malentendus que l’économiste Jean-Charles Hourcade (EHESS et Cired) compare «aux labyrinthes de verre des fêtes foraines, où chacun croit être à deux doigts de rejoindre celui qu’il cherche alors qu’en fait il s’en éloigne» (2). Elle a abouti à une divergence entre les Etats-Unis et l’Union européenne que l’on est tenté, de ce côté-ci de l’Atlantique, de réduire à l’opposition manichéenne entre une Europe vertueuse et des Etats-Unis «ultralibéraux», préoccupés avant tout de défendre le fameux mode de vie américain. Ainsi, lorsque Bill Clinton a plaidé pour les «permis d’émission négociables», ce mécanisme de flexibilité a été stigmatisé. Il permet à un pays qui ne peut pas tenir son objectif de compenser en achetant le droit d’émettre davantage à un autre pays qui n’utilise pas la totalité de son quota. Le système vise à maintenir les objectifs globaux, mais en Europe les permis ont été «immédiatement caricaturés en droit à polluer», explique Hourcade.
Ce jeu de miroirs déformants ne rend pas justice à la réalité, nettement plus nuancée. La «vertu européenne» doit beaucoup à la croissance molle et à des circonstances qui se seraient produites même sans Kyoto. La réunification de l’Allemagne, avec la modernisation et le renouvellement des centrales thermiques de l’ex-RDA, a permis à ce pays d’afficher un succès environnemental en quelque sorte obligé. La Grande-Bretagne a baissé de 20% ses émissions après le passage au gaz de son système électrique. Et la France reste l’un des grands pays industriels les moins émetteurs grâce à son programme électronucléaire décidé bien avant que l’on se préoccupe de l’effet de serre.
Quant aux Etats-Unis, s’ils émettent deux fois plus de gaz à effet de serre par habitant que l’Europe, et dix fois plus que la Chine, leur situation est cependant très ouverte. «Les Américains ne veulent pas d’accords multilatéraux du type Kyoto, mais le souci du changement climatique commence à émerger, dit Jean-Charles Hourcade. Paul Wolfowitz, le nouveau directeur de la Banque mondiale, ne s’oppose pas à ce que cette institution affiche son intérêt pour la question. Et certains Etats ont une politique environnementale qui va dans le même sens que Kyoto.» Ainsi, l’Etat de New York a décidé de réduire ses émissions, par rapport au niveau de 1990, de 5% d’ici à 2010 et de 10% d’ici à 2020. La Californie a prévu de réduire les émissions dues aux carburants des véhicules et de porter à 20% la proportion d’électricité produite par les énergies renouvelables d’ici à 2010.
Ajoutons que les élites nord-américaines ne sont pas alignées sur les positions de George Bush. Après avoir ouvert ses colonnes à sir David King, la revue «Science», qui est une sorte de journal officiel de la recherche américaine, vient de publier (24 juin) une étude démontrant les avantages qu’offrirait une reconversion intégrale du parc automobile des Etats-Unis en véhicules à hydrogène! Dans le «New York Times» du 25 juin, le chroniqueur Thomas Friedman fait l’éloge de Toyota et souhaite que le constructeur japonais diffuse en masse ses véhicules hybrides, fût-ce au prix de la faillite de General Motors!
Bien sûr, il ne s’agit encore que d’un frémissement. Mais entre un baril de pétrole à plus de 60 dollars et l’existence d’alternatives concrètes aux combustibles fossiles, le pragmatisme américain pourrait bien faire le choix de la vertu écologique. Avec ou sans accord international.
Pour en revenir au G8, Tony Blair a une autre carte à jouer que celle des Etats-Unis: un enjeu majeur consisterait à faire entrer dans la négociation climatique les grands pays émergents, principalement la Chine, l’Inde et le Brésil. «Alors que l’Inde reste très réticente, les dirigeants chinois viennent de dire qu’ils ne prendraient aucun engagement quantitatif avant 2012, remarque Jean-Charles Hourcade. C’est très important, car cela implique que pour la première fois la Chine envisage de discuter, fût-ce après 2012. L’Europe pourrait en tirer parti. A condition de faire ses preuves elle-même.»
A coup sûr, les pays les plus industrialisés ne pourront convaincre leurs partenaires sur la voie du développement que s’ils donnent l’exemple. En moins de deux siècles, depuis le début de l’ère industrielle, l’activité humaine a fait augmenter de 50% la concentration atmosphérique des gaz à effet de serre. Et aujourd’hui les nations du G8 produisent près de la moitié des émissions. Continuer à ce rythme aboutirait à un impact dévastateur sur l’habitat humain, comme le souligne Jean-Pascal van Ypersele, climatologue à l’université catholique de Louvain: «Des dizaines de millions de personnes vont voir leur maison inondée, perdre le fruit de leur travail, voire leur vie ou celle de leurs enfants, parce que les océans se dilatent quand ils s’échauffent et que leur niveau va s’élever, inondant des pays entiers. Mais aussi parce que des pluies diluviennes, comme celles qui ont ravagé l’Europe à la fin de l’été 2002 ou Haïti en mai 2004, s’abattront de plus en plus fréquemment sur bien des régions. L’accélération du cycle de l’eau provoquera davantage de sécheresses dans certaines régions et facilitera les feux de forêt. Des vagues de chaleur tueront par milliers chaque année. Des millions d’hectares de culture seront brûlés par le soleil et de nombreuses espèces vivantes ou écosystèmes disparaîtront. Des moustiques porteurs de maladies tropicales viendront piquer les banquiers à Wall Street» (3).
Cette apocalypse moderne n’est pas une fatalité divine. Il appartient à l’humanité de sauver, non pas la planète, mais sa propre existence.


(1) Allemagne, Canada, Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, Japon et Russie.
(2) Jean-Charles Hourcade, «Dans le labyrinthe de verre. La négociation sur l’effet de serre», in «Critique internationale» n° 15, avril 2002.
(3) Jean-Pascal van Ypersele, «A few, ou comment affaiblir un texte du GIEC», in «Science du changement climatique», Iddri, Paris, 2004.
Ecrit par Cherche l'info, le Jeudi 7 Juillet 2005, 18:40 dans la rubrique "Trop de nuisances dans nos vies".