EDITORIAL de Stéphane Renard publié sur
levif.be
Paiera ? Paiera pas ? A priori, c'est non. Michaël O'Leary refuse de rembourser les 3,9 millions d'euros d'aides que lui a accordées illégalement la Région wallonne pour développer Ryanair à l'aéroport de Charleroi. Il l'a dit il y a quelques jours dans son style fleuri : « Allez vous faire foutre. » Et c'est avec le même mépris que les responsables de la compagnie irlandaise ont tout récemment accueilli la lettre officielle du nouveau ministre wallon des Transports, André Antoine (CDH), exigeant le remboursement. Les Irlandais ont demandé une copie de la lettre en anglais...
Paiera ? Paiera pas ? La Région donne un mois. Passé ce délai, elle aura recours à la voie judiciaire. Quelle que soit la réponse de Ryanair, cette affaire est exemplaire des dérives de plus en plus préoccupantes qui affectent les relations entre les milieux politiques et économiques. Dans les années 1990, l'aéroport de Charleroi vivote. Ryanair, qui décolle dans le créneau du transport aérien « à bas prix », se cherche une base européenne. Mis en concurrence avec d'autres aéroports, Charleroi met le paquet. Et l'emporte. A quel prix ? Salé pour la Région wallonne, actionnaire de l'aéroport, qui offre aux Irlandais des conditions financières défiant toute concurrence. Grosses dépenses, mais bon rapport : Brussels South Charleroi Airport voit désormais défiler plus de 1,8 million de passagers par an, a créé de l'emploi local et engrange des bénéfices. On sait, depuis, ce qu'en a pensé la Commission européenne...
De quoi légitimement s'interroger sur le prix à payer pour « créer de l'emploi ».
Le prix économique, d'abord. Difficile à chiffrer car de nombreux paramètres interviennent : aides directes, mais aussi « prêt » de locaux et autres « assistances diverses ». Seule certitude : les montants investis sont souvent disproportionnés par rapport au nombre de postes de travail créés. D'autant que ceux-ci sont rarement garantis à long terme. Un mal nécessaire ? Sans doute. Après tout, un investissement public a aussi valeur de signal mobilisateur dans une région défavorisée et il est heureux que l'on ne prête pas qu'aux riches.
On sera plus sévère, en revanche, sur le prix politique qui semble devenu la règle dans ce genre de tractations. S'ils n'ont jamais été aisés, les rapports entre la politique et l'économique ont pris, ces dernières années, une tournure de plus en plus malsaine, au risque de relever davantage de la prostitution et de la démagogie que du réalisme et de l'éthique. Si toute négociation implique des concessions, on reste pantois devant certaines génuflexions politiques.
On n'a pas oublié l'affaire de Spa-Francorchamps, où le pouvoir de l'argent s'est révélé plus fort que celui d'un parlement. Le cas Ryanair suscite le même trouble. Les cadeaux offerts à l'aguichante Irlandaise étaient tels qu'il était vain d'espérer les passer au bleu.
Dans une conjoncture maussade et alors que l'Union européenne s'est fortement élargie à l'Est, les grandes entreprises n'ont plus guère de difficulté à prendre en otages les décideurs politiques. Au nom de l'emploi. Que les pouvoirs publics soient obligés de tenir compte des enjeux est une évidence. Mais, si faire les yeux doux à un investisseur est une chose, perdre la tête en est une autre. Il ne suffit pas d'une enveloppe pour apaiser l'appétit d'un maître chanteur. La spirale est toujours infernale. L'exemple de Ryanair, encore : si la compagnie claque la porte de Charleroi, l'aéroport sera au tapis. Mais si celui-ci veut croître - et accueillir davantage de vols Ryanair- il devra s'imposer de nouveaux investissements importants ! Sans guère de garantie pour l'avenir...
Le dossier DHL est du même tonneau. Partira ? Partira pas ? La société de courrier express menace de quitter Zaventem pour Leipzig û une nouvelle salve vient de remettre la pression - si elle ne peut augmenter le nombre de ses vols de nuit, qui massacrent le sommeil et la santé de dizaines de milliers d'habitants.
Il n'est certes pas facile de résister à la dictature économique. Mais nos élus se grandiraient en apprenant, parfois, à dire non. L'opinion publique sait parfaitement qu'ils sont impuissants face aux décisions prises ailleurs par des entreprises transnationales. Alors, on se prend à rêver d'un pouvoir politique qui dirait une fois, une fois seulement, et la tête haute : « Dans ces conditions-là, c'est non. »
17 septembre 2004